Pour fêter les 40 ans de la jauge IRC, née CHS, nous avons retrouvé dans la première parution du Guide éponyme, millésime 1993, un texte rédigé par un collège de pionniers évoquant la naissance du « bébé » en 1982. Extraits
Tout a commencé un beau jour de juillet 1982, dans les salons feutrés du Royal Yacht Squadron, à Cowes. C’était la veille du départ de la classique du RORC Cowes-Dinard. Quatre représentants des deux pays se sont retrouvés autour d’une table pour un meeting informel. La partie anglaise était représentée par Alan Green, secrétaire du RORC, tandis que le côté français comptait JeanLouis Fabry, président de l ‘UNCL et terreur du Solent dans les années soixante-dix avec Révolution, Michel Mitteaux, alors président de la SNBSM (Société Nautique de la Baie de Saint-Malo) et Jean Sans, coureur, jaugeur et l’un des piliers de l’UNCL. Alan Green entra dans le sujet sans tarder : « Nous avons un gros problème, dit-il. Depuis quelque temps, nous assistons au déclin de l’IOR et nous sommes très inquiets pour l’avenir. Non seulement le nombre de bateaux engagés dans les courses du RORC diminue régulièrement, mais en plus l’IOR se professionnalise si vite que les propriétaires, amateurs de courses croisières et de régates entre amis ou en famille, se détournent de nos épreuves ». « Il avait raison », se souvient Jean Sans. « Ainsi, à cette époque, Cowes-Dinard n’attirait plus que 150 à 200 bateaux, contre 250 à 300 quelques années auparavant ».
Les handicaps existants n’étaient pas compatibles
Alors que faire ? Comme aurait dit Lénine devant les grilles du Palais d’Hiver. Des deux côtés de la table, la sagesse était partagée. On savait fort bien qu’en matière de courses autour des bouées, faire table rase du passé était risqué. Imaginer une révolution dans les règles de jauge pouvait aussi bien conduire encore plus vite au naufrage. Dans un premier temps, les quatre hommes ont d’abord tenté de faire du neuf avec du vieux. « Pourquoi ne pas simplement recourir à nos systèmes respectifs de handicap », a suggéré l’un. Dans un premier temps, l’idée pouvait paraître séduisante. Après tout, il s’agissait d’abord de permettre aux coureurs amateurs de continuer de courir ensemble sans être contraints d’investir dans de ruineux prototypes.
La France disposait du Handicap National et de sa table des temps rendus, essentiellement bâtie à partir de l’observation statistique des performances des bateaux. La Grande-Bretagne n’était pas en reste, et possédait un système comparable baptisé Portsmouth Yardstick. Hélas, en se penchant d’un peu plus près sur les deux formules voisines, les quatre sages ont rapidement constaté qu’il n’était guère possible de les marier. Les performances des bateaux français se trouvaient sous-estimées de l’autre côté du Channel, et inversement. En plus, aucun des deux handicaps ne pouvait prendre en compte les bateaux trop récents, ni les prototypes.
L’idée s’imposa donc rapidement d’inventer autre chose. Evidemment, les inconvénients de faire du neuf avec du neuf se sont aussitôt imposés, comme autant de vagues contraires. L’exemple de l’IOR était là pour montrer qu’en deux ans une nouvelle jauge pouvait être tournée, voire détournée de son objectif initial. « Nous le savions bien », ricane Jean Sans. « Avec l’explosion de l’informatique, nous avions été les premiers à faire tourner les ordinateurs sur la formule de l’IOR. Et nous avions rapidement sauté sur les innombrables « trous » de cette jauge gruyère. D’où l’inflation de protos, l’inflation tout court d’ailleurs, les bosses etc. »
Une jauge secrète
« Bon, ce n’est pas grave a dit quelqu’un. Pour éviter ça, nous n’aurons qu’à garder notre formule secrète ». « Formidable idée », ont immédiatement approuvé les trois autres. D’autant plus bruyamment qu’aucun d’entre eux, dans le secret de son âme, ne croyait une seconde que le secret pourrait être gardé plus de quelques jours … Là-dessus, Anglais et Français se sont séparés. Début 83, l’idée avait été officiellement lancée, mais rien de concret n’émergeait. Quelques mois plus tard, le bon Jean Sans se trouvait aux Bermudes pour pointer le passage des concurrents de la Transat en Double. Un peu isolé sur son île de rêve, il décida de profiter de ses heures de liberté pour inventer la nouvelle jauge. Rien de moins. Jean voulait associer Jonathan Hudson, son correspondant au RORC, à ses élucubrations. Ce qui n’avait rien d’évident : le Fax étant encore balbutiant, les deux hommes correspondaient par télex. Essayez de passer une racine carrée sur le clavier un peu fruste de cet instrument ! « On a écrit ligne par ligne, en basique, se souvient Jean. En nous inspirant de l ‘IOR, et en tentant de simplifier et de corriger».
Lu et approuvé
Moyennant quoi, l’été suivant, la révolution repoussée un an plus tôt était bien là. Mais il s’agissait d’une « quiet revolution », comme auraient dit les Anglais. Le CHS était né, et, au départ de Cowes-Dinard, Jean Sans et Michel Mitteaux se promenaient sur les pontons leur calculette à la main. « Nous avons jaugé une quinzaine de bateaux français et anglais. C’était la révolution. Parce que jusque-là, les propriétaires de voiliers, même pas spécialement affûtés, devaient payer 1 500 à 2 000 Francs pour avoir leur certificat IOR et pouvoir disputer Cowes-Dinard. Avec nous, un certificat CHS leur coûtait 200 Francs et ils pouvaient être au départ… ». Pendant deux ans, pourtant, les inventeurs du CHS se sont heurtés au scepticisme général. Les coureurs poussaient de hauts cris devant cette idée de jauge secrète. « Evidemment, cela faisait dix ans qu’ils trafiquaient leurs bateaux pour l’IOR », rappelle Jean. Mais quand ils venaient voir le jaugeur pour lui asséner : « On ne joue pas si on ne connaît pas la règle du jeu », ce dernier rétorquait : « Dites les gars, il me semblait que le jeu c’était d’être le meilleur entre une ligne de départ et une ligne d’arrivée ».
Moyennant quoi, petit à petit, en commençant par les clubs de la Manche où se trouvaient de nombreux habitués des courses du RORC, le CHS a commencé à s’étendre. Granville, St-Malo, Cherbourg, Perros-Guirec, les uns après les autres, les clubs s’y sont convertis. « On travaillait ensemble », explique encore Jean. « On voyait les problèmes apparaître et on tentait de les corriger de façon pragmatique. Pour éviter les injustices comme les absurdités ».
Au début, Michel Mitteaux, l’homme de la SNBSM, établissait les certificats sur l’Apple de son entreprise. Mais le jour est venu où il s’est trouvé débordé. Quand il s’est retrouvé avec 800 certificats à traiter, il a refilé le bébé à l ‘UNCL qui a créé un centre de calcul et un service spécial pour l’occasion animé par Gérard Louvet. C’était le succès.
Il faut dire que le RORC a joué de son côté un rôle capital de courroie d’entraînement. En particulier pour convaincre les innombrables clubs britanniques. En 1987, le club britannique a décidé d’ouvrir le prestigieux Fastnet au CHS. Succès immédiat. A la même époque, la Société Nautique de La Trinité-su-Mer, sous l’impulsion de son président Jean-Michel Carpentier, en faisait autant avec le Spi Ouest France … Qui devint rapidement la première épreuve habitable en France.
Aujourd’hui (en 1992), le CHS délivre plus de 1500 certificats par an. Les Espagnols et les Italiens commencent de leur côté à bâtir des flottes sous cette jauge. Et chacun sent qu’au bout de dix ans, les choses ne font encore que commencer. Ce qui prouve que le CHS est peut-être plus lent que le Concorde, mais qu’il est nettement plus accessible et qu’il a beaucoup plus d’avenir !
L’entente cordiale ou 10 ans de succès
Le CHS devrait entrer dans l’histoire des relations internationales en général, et des rapports franco-britanniques en particulier, au même titre que l’Entente Cordiale ou le Tournoi des Cinq Nations. Il s’agit en effet d’un superbe exemple de coopération entre les deux rives de la Manche. Jean Sans : « Nous avons réussi, alors que plus je connais nos amis Anglais, plus je constate qu’ils ont un mode de raisonnement complètement différent du nôtre. Quelques années après la création du CHS, nous nous sommes rendus compte qu’il devenait nécessaire – et d’abord parce qu’on nous le demandait – d’étendre le système un peu partout dans le monde. Alors nous avons procédé à une sorte de Yalta (quand on vous dit que nous baignons dans l’histoire des affaire étrangères, sinon étranges). Nous les Français, avons dit : « O.K., nous nous réservons les pays latins, Italie et Espagne principalement, et les Antilles Françaises ». « Splendid, ont répondu les sujets de Sa Majesté. Nous contacterons tous les pays anglo-saxons ». Là-dessus, nous nous sommes quittés enchantés. Quelques jours plus tard, nous recevions un Fax de nos « good friends ». Ils nous annonçaient tranquillement qu’ils s’occupaient de la Nouvelle-Calédonie ! Evidemment, nous ne pouvions accepter cette annexion sauvage qui rappelait un peu trop leurs visées sur l’Aquitaine, la Bretagne, les lndes ou le Canada… Nous avons répondu fort civilement que la Nouvelle-Calédonie, jusqu’à plus ample informé, était encore la France et qu’on y élisait même des députés français ! ». « Oh sorry, a-t-on lu dans le Fax en réponse, Nous avions completly oublié … ». « Eh bien, en dépit de ces différences de perception de la géographie, et malgré cette manie agaçante qu’ont nos voisins de prendre la Manche pour une marque de haute couture, le Channel Handicap System existe bel et bien. Mieux encore. Cela fait bientôt dix ans qu’il ne cesse de grandir en taille et en sagesse ».
Article rédigé par Patrice Carpentier